Une simultanée d’échecs ; un acte de résistance !?
par
Au détour d’une conversation avec mon camarade de club Renaud, lors d’une séance au club, nous avons évoqué certains évènements historiques relatifs à une bien triste époque. Passionné d’histoire, celui-ci m’a alors fait parvenir ce texte édifiant conservé par L’Amicale des Anciens Internés Politiques et Résistants du camp de concentration du Vernet d’Ariège, texte que je vous propose de découvrir !
« LES SIMULTANEES D’ECHECS
À mon père, fusillé par les fascistes À ma mère, morte de chagrin
Il y avait au quartier B, baraque 9 (la mienne aussi) un animateur de soirées, de nom Caparros, comme on me l’affirme. Mille pardons, mon ami, de l’avoir oublié, mais je n’ai pas oublié ta figure jeune et joviale, toujours légèrement noircie par un début de barbe et le manque de bon savon, ton corps petit et carré sur lequel flottait une veste de velours fanée et un pantalon impersonnel.
Tu étais très remuant, te déplaçais constamment d’une baraque à une autre, un objet à la main, bien pressé et semblant avoir vraiment beaucoup à faire, alors que le temps ne nous manquait pas. Tu avais le grand mérite de lutter contre l’apathie, le laisser-aller, ce sournois état qui finit par s’emparer des internés inactifs ; tu luttais aussi contre les mauvaises conditions matérielles, car il n’y avait pas grand-chose au Vernet pour créer un spectacle. Mais tu y arrivais ! Nous ne ricanerons pas sur la qualité de ces soirées-là, comme l’a fait l’auteur de « La lie de la terre », gentleman antifasciste et fine bouche. Pour nous, c’étaient des spectacles « payants » et leurs prix n’étaient pas à la portée de tous car il fallait y mettre beaucoup de sa personne : on ne paie pas l’ambiance, cette espèce de communion entre les assistants criant, riant, applaudissant, parfois sifflant. Bon ou mauvais, nous prenions allègrement tout ce qui se passait sur la scène, si nous pouvons appeler ainsi une estrade faite de quelques planches mal assujetties. Soirées sans programme ni ordre. Quels « artistes » ! J’ai mémoire d’avoir entendu au moins six fois en des jours différents « La cancion del pirata » du romantique Espronceda, récitée toujours par le même camarade, manchot du bras gauche et dont le bras droit était très expressif et qui parvenait à nous f… la chair de poule : Bajel pirata No corre sino vuela Velero bergantin ………………… Libertad ! Libertad ! Libertad ! Libertad ! À ces moments-là nous ne voyions [plus] la crasse de notre habitat, murs, sol, tables, lits, chiffons ; nos ne sentions plus l’odeur, la nauséabonde odeur des baraques, perceptibles, presque tangibles à chaque fois que nous y entrions venant de l’extérieur : mais chacun sait que l’odeur ne tue pas et ce qui ne tue pas engraisse. Les échecs sont sans conteste le jeu adéquat aux longs mois et années de détention, à tout endroit de privation de liberté, où il fait « tuer » le temps et éviter l’engourdissement cérébral et parfois l’attendrissement ; un jeu sans cris ni disputes, où seul l’amour-propre et non l’argent est la mise.
Les camps de concentrations, les prisons et forteresses, tant de lieux sinistres où ont été enfermés des hommes ont permis un développement sain et utile de ce noble jeu, ne ressemblant à aucun autre : ni sport ni art, il en a des deux. Dis-moi, qui de nous deux a eu l’idée d’offrir une simultanée d’échecs ? Je croirais que c’est toi qui vins me trouver. Coquin, tu t’imaginais que j’étais le meilleur joueur du Vernet ; je l’ai aussi cru depuis le départ d’un nommé Baron, lequel jouait très bien et était plus fort que ton associé dans ce coup-ci. Et comme on finissait toujours par tomber d’accord avec toi, c’est ainsi que nous décidâmes d’offrir aux camarades du quartier B la première séance de simultanées pour la nuit de Nochebuena, si chère au cœur des Espagnols, de Noël 1943.
Mais d’où as-tu sorti la trentaine de jeux complets, échiquiers et pièces, où es-tu allé les dénicher ? Tu fis seul presque tout. : autant de tables alignées d’un bout à l’autre du couloir central de je ne sais plus quelle baraque, les jeux sur elles et une chaise en face. Nous étions à l’étroit, paralysés par le manque de place mais nous jouâmes quand même, et jusqu’à fort tard dans la nuit, à la pâle lueur de tristes lampes incapables de percer la pénombre ; votre serviteur contre trente adversaires, ou deux cents, si je compte tous les présents, assis, debout, juchés sur les châlits, serrés comme des sardines en boîtes. Quel enthousiasme, mes amis, et quelle réussite ! Seul importe l’acte : ni les parties gagnées, ni les parties perdues n’entrent pas devant telle victoire commune.
Nous refîmes plus tard la même chose, un autre jour férié, Pâques peut-être. Mais ton chef-d’œuvre ce fut l’après-midi du 1 mai 1944. Nous voulions honorer à notre manière la Fête du travail et la lutte des combattants du monde entier contre tous les fascismes, celui du dedans comme tous ceux du dehors. Je ne peux oublier ce jour-là 1 MAI 1944. Le soleil brillait de tout son éclat dans un ciel bleu pur ; les dents de scie de la chaîne des Pyrénées, encore couvertes de neige immaculée, se détachaient nettement à l’horizon semblant être à portée de la main. Ces immenses et inaccessibles Pyrénées représentaient avec le train longeant les quartiers B, C et « Chinois » les grands espaces anti-prisons, le mouvement, la liberté, la vie et l’amour.
La nature se réveillait après un long hiver : les arbres feuillaient, les terres verdissaient, les oiseaux volaient. C’était ma première et pendant longtemps seule belle image du département de l’Ariège, car on n’aime pas un pays dont on n’a connu que les camps de concentration, les compagnies de travail forcé, les prisons et l’internement, le tout arbitraire, méchant et bête. Nos cœurs qui avaient tant espéré durant des années de front, de contraintes et de détentions, de faim et de foi, battaient plus chaud et plus fort à l’imminence du débarquement anglo-américain, aux coups de béliers russes, à l’approche irréversible de la chère et difficile victoire des Alliés. Par ce 1er mai, nous innovâmes.
Après que le Collectif nous eut servi une copieuse assiettée de haricots aux couennes qui compléta dignement le repas du Camp, nous sortîmes les tables et les chaises pour les aligner devant les baraques, entrée sud, face au beau paysage, en plein soleil. Il y avait dans l’air pur comme un gai sentiment de kermesse. On se saluait, on se parlait plus que d’habitude. Puis-je dire aujourd’hui que nous nous sentions les maîtres du lieu parce que notre cause était gagnée ? N’oubliez toujours pas que nous sommes en mai 1944. Les réunions de plus en plus rapprochées du commandant du Camp avec les internés chefs de baraque pour nous faire part de sa volonté de ne tolérer aucune manifestation, mutinerie, évasion ou désordre et de ses menaces de représailles ne démontraient que leur peur et confirmaient notre euphorie.
Tu as fait plusieurs voyages avec les jeux sous les bras. Il y en avait de tous les modèles, mais le Staunton prédominait : grands, petits, polis ou rustiques, vernis ou non (dont un original, avec les pièces faites à coup de couteau par un interné). Nous plaçâmes tous les Noirs pour mes adversaires assis, aidés par les « mirones » debout » et les Blancs pour moi, seul de mon côté et ferme sur mes jambes. Je commence le jeu à ma gauche. J’avance un pion blanc, je fais un pas ou deux, je m’arrête, j’avance un autre pion blanc de l’échiquier voisin ; et ainsi de suite jusqu’au bout de la longue file de tables : e2-e4 d2-d4 e2-e4 d2-d4… je reviens à la tête, mon rival joue devant moi, je lui réponds immédiatement et je passe au suivant, laissant à ce rival-là le temps de réfléchir jusqu’au tour. Ce va-et-vient fut long et ardu. Des centaines de coups.
Nous étions complétement absorbés par cette bataille pacifique. À certains moments, le silence était total malgré la présence de tant de témoins ; à d’autres, quelques exclamations ou commentaires après un coup inattendu ou hardi. Pourtant, au beau milieu de l’immense partie, quelqu’un s’aperçut d’une chose insolite et cria : - Regardez, on nous photographie ! Tout s’arrêta. Nous levâmes la tête et vîmes en effet, près des barbelés, un monsieur de la direction du Camp, avec un appareil photo à l’œil en train de nous coucher sur pellicule. Clic ! clic ! Puis, indifférents, nous retournâmes à notre passionnant jeu après qu’un autre interné eut, résumant l’avis général, ajouté que ces photos étaient voulues et pouvant servir plus tard, à la Libération, comme preuve de leurs bons traitements, puisqu’ils toléraient nos fêtes et que nous faisions plaisir à voir. En pensant à cette belle simultanée d’échecs par un jour radieux, je pense au fameux premier match de foot-ball à Mauthausen, joué par les Espagnols avec un ballon fait de chiffons, devant les autres déportés et les S.S. médusés de tant de hardiesse alors que tout exhalait la mort dans ce camp hitlérien.Dans le deux cas, ce fut une victoire morale, une manifestation de la fureur de vivre et de gagner, la volonté de liquider à jamais, mais à quel prix ! le bestial pouvoir des nazi-fascistes.
J’ai voulu qu’on sache qu’il était un temps où il y avait un garçon qui avait la passion de divertir ses camarades pour les soustraire à la laideur de leur monde, inventé par des hommes (ou des monstres, mais il y en a encore) contre d’autres hommes. Aujourd’hui, je suis un père tranquille et pantouflard, ce que j’aurais toujours été sans ceux-là, en vie donc, mais déçu, très déçu de voir que la, plupart de nos rêves si généreusement payés ne se sont pas réalisés et que nous avons perdu depuis juillet 1936, depuis la guerre d’Espagne est bien perdu, et pour toujours, de manière irréparable pour les victimes et irrécupérable pour les choses. Il reste pourtant que toi et moi et nous tous avons dit et fait pendant des années (c’est vite écrit, mais elles passaient moins vite !) ce que personne ne pourra nous enlever jamais, et pour l’Humanité : - ECHEC ET MAT ! »
Millan Biesla
Bielsa Bulletin d’information de l’Amicale des Anciens Internés Politiques et Résistants du Camp du Veret d’Ariège, n°5, 1er semestre 1975, pp. 10-14.
Pour ceux qui souhaitent obtenir plus d’informations sur l’histoire de ce camp, voici l’adresse du site dédié à l’histoire du camp de concentration du Vernet d’Ariège : www.campduvernet.eu